La Reconnaissance (pratyabhijñā) est la branche la plus philosophique du śivaïsme du Cachemire. Alors que la plupart des enseignements et des pratiques de ses différentes traditions ne sont accessibles qu'à leurs initiés respectifs, la Reconnaissance s'adresse à tous, initiés ou non, sans restrictions de sexe, de castes, de religion ou d'ethnie.
Vous trouverez plus bas quelques textes pour aller plus loin.
Une
pensée nouvelle,
accessible à tous
Son texte fondamental, ce sont les Stances pour la Reconnaissance du Seigneur en soi (Īśvarapratyabhijñākārikā), composées par Uptaladeva au IXème siècle. Il y propose une démarche de connaissance de soi fondée sur la raison et sur l'expérience commune. Cette voie, nouvelle en son temps, se veut accessible à tous car, confesse Utpaladeva, « Je n'atteindrais à une parfaite satisfaction que lorsque tous l'auront également atteinte ».
Cette
« parfaite satisfaction » consiste à reconnaître que
le Dieu
omniscient et tout-puissant dont parlent les textes religieux, c'est
nous-mêmes. Comment cela se peut-il ? C'est que, affirme
Utpaladeva, nous
avons les mêmes attributs et les mêmes pouvoirs que Dieu :
nous sommes
omniscients et omnipotents. En effet, nous sommes doués de conscience (caitanya),
celle-là même, qui en ce moment, lit ces lignes. Or, la conscience est
omnisciente
et omnipotente. Que signifie ici cette affirmation ?
Essentiellement, cela
veut dire que rien, absolument rien, ne serait possible sans conscience. La conscience est ce dont
tout dépend. Or, ce dont tout dépend est ainsi le
« Seigneur » de
tout. Par conséquent, puisque tout dépend de notre conscience, nous
sommes le
Seigneur. Ainsi, la théologie traditionnelle est réinterprétée comme
une
allégorie de notre vraie nature.
Cette
thèse, Utpaladeva veut la démontrer envers et contre tous les doutes
qui nous
persuadent du contraire. Nous sommes, en effet, persuadés que c'est
bien plutôt
la conscience qui dépend du monde « extérieur »
indépendant d'elle,
et non l'inverse !
Dans
son œuvre,
Utpaladeva affronte principalement les objections des philosophes
bouddhistes
qui suivent Dharmakīrti. Selon eux, il n'y a que des instants de
conscience,
qui se succèdent très rapidement, suscitant ainsi l'illusion d'une
conscience
identique et continue, un peu comme la succession rapide des images
d'un film
donne l'illusion de voir des mouvements continus. En réalité, affirme
Dharmakīrti,
il n'y a pas de conscience identique : il n'y a, purement et
simplement,
aucune identité, nulle part. Le Soi, le Seigneur et toutes les idées
générales
ne sont que des constructions imaginaires sans contreparties réelles.
Tout
n'est que flux, rien ne subsiste d'un instant au suivant, ni
dans les
choses ni dans les personnes. Le « soi » ou l'ego
auquel nous
nous identifions n'est qu'une illusion due à des habitudes profondément
ancrées
dans notre psychisme. Nous croyons, en effet, qu'il y a un soi , une personne identique, là où
il n'y a qu'un flux d'instants éphémères. Or, cette illusion est la
cause
fondamentale de toutes nos souffrances. Nous croyons à notre existence
séparée,
réelle, face à des objets et des personnes stables et existantes. Cela
suscite
attachement et aversion, inquiétude, frustration et haine. Il importe
donc de
détruire cette illusion de l'ego qui nous fait tant
souffrir, en
démystifiant l'idée d'une conscience correspondant à un
« moi »
stable et identique.
Utpaladeva
est d'accord avec cette idée de l'impermanence : toute nos
expériences
sont, en effet, discontinues et éphémères. Il suffit, pour s'en
convaincre,
d'examiner le flot d'images, de pensées et de sensations qui nous
traverse
d'instant en instant : notre moi semble substantiel d'abord,
mais il
s'avère multiple et insaisissable si l'on y regarde de plus près, tout
comme
l'image sur l'écran d'une télévision devient de moins en moins
reconnaissable
au fur et à mesure que l'on s'en rapproche.
Mais
Utpaladeva ajoute aussitôt que cette discontinuité des pensées et des
sensations serait impossible sans une conscience unificatrice et
permanente
: Pas de différence sans identité, pas de changement sans
permanence.
Utpaladeva
essaie donc de montrer qu'aucune de nos activités quotidiennes
(percevoir, se
souvenir, parler, juger, imaginer, reconnaître, prévoir...) ne serait
possible
sans une conscience unificatrice.
La
conscience est certes évidente, voire banale. En revanche, ses
qualités
sont sous-estimées, ignorée ou carrément dénigrées. "Je suis conscient,
et
alors ?" se dit-on. D'ou l'importance des arguments de la Reconnaissance
pour nous convaincre de l'existence des pouvoirs
extraordinaires de
la conscience.
Mais
cette
conscience, sans laquelle rien n'est possible, n'est pas une sorte de
miroir
passif, indifférent aux formes qu'il accueille. La conscience est, bien
au
contraire, vie et initiative. Elle est contemplation, mais aussi
mouvement.
Elle est connaissance, mais aussi activité. Elle est un acte, acte
inépuisable
à la source de tous les autres. Elle est, en un sens immuable, mais
elle n'est
pas insensible : bien plutôt, elle est la sensibilité
même ! Elle est
pur mouvement, mouvement si rapide qu'elle semble immobile. Elle est
pure
fluidité, si fluide qu'elle paraît insaisissable. Les émotions, les
images, les
pensées ou les sensations qui nous font souffrir par
leur pesanteur ou
leur opacité ne sont d'ailleurs que les formes solidifiées de cette
lave qu'est
la conscience. Acte pur, insaisissable, elle se cristallise
progressivement et
semble perdre de sa vivacité. Le but de la Reconnaissance
est donc de
vivifier la conscience, c'est-à-dire la pensée et la perception, en lui
faisant
redécouvrir sa plasticité naturelle.
En
outre,
de même que rien n'est possible sans conscience, la conscience est
toujours
« conscience de », conscience de cette table ou de
cette sensation...
La conscience est par conséquent inséparable de l'Être, de tout ce qui
est.
Autrement dit, la réalité comporte deux versants : conscience et
Être, sujet et objet. Mais ces deux versants sont
inséparables :
rien n'existe sans conscience, et toute conscience est conscience de
quelque
chose. Le Dieu et la Déesse sont inséparables.
Pour
cela,
la Reconnaissance nous propose non pas de croire,
mais bien de vérifier,
par nous-mêmes, comment la conscience suscite le monde, c'est-à-dire
notre
univers subjectif, tout autant que le monde "public" du
rapport aux autres. Car les autres sont différents points de
vue que l'Être,
ou l'univers, a sur lui-même. Chacun est unique et, en même temps,
essentiellement identique à moi en ceci qu'il est, lui aussi,
conscience. Il
s'agit donc de porter un regard neuf sur l'ordinaire, sur la
« banalité du
quotidien », jusqu'à y reconnaître ce qu'il recèle
d'extraordinaire. C'est
ce qu'affirme Abhinavagupta, le plus grand philosophe de la Reconnaissance
après Utpaladeva :
« Le
système enseigne qu'on atteint le véritable et ultime sujet conscient
en menant
l'investigation d'une impression de bleu, de plaisir etc. très
clairement
manifestée à la conscience, jusqu'aux sources de la
connaissance : le but
ultime de toute prise de conscience déterminée est, (en effet, de
prendre
conscience du) fait que (toutes ces impressions etc.) reposent en
nous-mêmes.
Telle est l'expérience de la liberté absolue du
« Je » » (IPP,
I,1, trad. Lilian Silburn). Lorsque je vois cette table, je peux aussi
voir que
cette table est dans la conscience par laquelle je la vois. Ainsi, je
réalise
que je ne suis pas une chose parmi les choses, mais que toutes choses
apparaissent en moi. En tant que corps, je suis, certes, une chose
parmi
d'autres. Mais, en tant que conscience, je suis, comme le Seigneur
omniscient
et tout-puissant, ce par quoi les choses existent.
Ainsi,
Utpaladeva trace une démarche en trois étapes :
1-
Tout
ce qui est, est apparence.
L'essence de l'objet est l'Apparaître,
cette Lumière (prakāśā) qu'est le
fait d'être apparent, manifeste, personnifié par Śiva.
2-
Tout
ce qui apparaît est
appréhendé dans un acte de conscience.
Tout ce qui est, est senti, vécu, expérimenté, jugé
(vimarśa). Telle est la conscience,
personnifiée par la Déesse (śakti , la Puissance).
3- Enfin, tout acte de conscience est liberté. Nous sommes, en effet, libres au sens fort, c'est-à-dire doués du pouvoir d'accueillir, de voir, de goûter à une infinité d'objets différents de nous, qui sont, en réalité in-différents de nous, tout en demeurant identiques à nous-mêmes. Ce pourvoir de se multiplier tout en demeurant un, d'être différent-dans-l'identité, est la liberté absolue (svātantrya) de la conscience, synonyme d'étonnement (vismaya, camatkāra), d'émerveillement, de jouissance et de vie.
Source: http://www.pratyabhijna.com/philosophie.html