Aux sources du Bouddhisme, Fayard, p.327-337
Sans méditer, sans renoncer [au monde], on peut rester chez soi avec sa femme.Si
l'on n'est pas délivré tout en prenant intensément plaisir au monde sensible,
peut-on appeler cela Connaissance parfaite ? dit Saraha. (19)
S'Il est déjà manifeste, à quoi sert la méditation, et s'Il est caché, on ne
peut que mesurer les ténèbres. Saraha ne cesse de proclamer: "Ni être ni non-être,
éternellement, voilà la nature du Spontané. (20)
Ce par quoi l'on naît, vit et meurt, par cela même on acquiert la suprême, l'ultime
Béatitude. Bien que Saraha profère ces paroles profondes et secrètes, le monde
du troupeau enchaîné demeure hébété. (21. )
S'Il est dépourvu de méditation, à quoi bon méditer sur Lui? Et s'Il est indicible,
à quoi bon l'expliquer? Le monde entier se trouve asservi sous le sceau du devenir
et personne n'appréhende sa nature propre. (22. )
NI formule, ni texte religieux, ni objet médité, ni concentration, mais eux
tous sont cause du leurre, ô insensé! Immaculée est la Conscience, ne la polluez
pas par la méditation. Demeurez dans la Béatitude intime; ne vous tourmentez
plus! (23. )
Mangez et buvez, soyez heureux en jouissant des plaisirs, et remplissez sans
cesse [de ces offrandes] le cercle tantrique. C'est ainsi que l'on gagne l'autre
monde. (24 )
Là où ni pensée ni souffle ne circulent, là ou ni soleil ni lune pénètrent,
là même, insensé, mets ta conscience en repos. Tel l'enseignement que profère
Saraha. (25 )
Fais un, ne fais pas deux. Dans la Connaissance ne fais pas de distinction.
Que la totalité de ce triple monde prenne dans la grande attirance d'amour une
seule couleur! (26 )
Là point de commencement, de milieu ni de fin; point non plus de devenir ni
de nirvana. (27 )
Là où s'évanouit l'organe des sens et [où vole en éclats le sentiment du moi,
ami, voici le corps du Spontané]. Demande-le clairement au vénérable Maître
! (29 )
Où la pensée meurt, le souffle s'arrête... réside la suprême et grande Béatitude.
Elle ne se trouve pas ailleurs dit Saraha . (30-31)
C'est la prise de conscience intime. Mais point de confusion à ce sujet. L'identifier
à être et non-être ou à la bonne voie serait la limiter. Connais ta propre pensée
d'une façon subtile, ô yogin, elle est comme l'eau se mêlant à l'eau.(32 )
Ce défaut qu'est l'amour-propre [l'] empêche de voir la Réalité. Alors, il vilipende
tous les Véhicules. Le monde entier est dans la confusion quant aux méditations
et personne ne perçoit sa nature propre.(35. )
On ne distingue pas la racine de la conscience, car on surimpose au Spontané
une triple falsification (1). Là où l'on vit, là où l'on disparaît, c'est là,
mon fils, qu'il te faut demeurer! (36. )
Pour celui qui réfléchit à la Réalité sans racine, l'enseignement du guru éclaircira
tout. Saraha déclare: Vraiment, sache-le, benêt, la diversité du cycle des naissances
n'est qu'un aspect de la Conscience. (37.)
Notre nature propre ne peut être décrite par autrui, elle ne se révèle qu'avec
l'enseignement du guru. Par là ne demeure plus l'ombre d'une imperfection. Il
purifie du bien et du mal qu'il dévore ensuite. (38. )
Par l'acte karmique, on se lie. Lorsqu'on se libère de l'acte, la pensée est
libérée. Et par la libération de la pensée on gagne le suprême nirvana. (40.
)
La conscience liée, on est lié; la conscience libérée, on en libéré. Pas le
moindre doute à ce sujet. Cela même qui lie les ignorants libère immédiatement
les éveillés. (42. )
Lié, on court dans les dix directions; libre, on reste immobile. Ami, regarde
le chameau (2). Ce paradoxe me frappe par son évidence. (43. )
Ne te concentre pas sur toi-même sans respirer, ô yogin planté là comme un pieu!
Ne fixe pas le bout de ton nez. Insensé, jouis du Spontané et abandonne [ces]
liens qui ont relent de devenir! (44. )
La pensée aussi instable que le vent et le cheval, abandonnez-la. Prenez conscience
de la nature propre du Spontané et d'elle-même la pensée s'immobilisera. (45.
)
Désirs, formules, traités sont voués à la destruction. Si tu cherches là où
[les dieux] Brahma et Visnu avec les trois mondes au complet se dissolvent,
tu seras l'absolu. (50 )
Ô toi, fils, reconnais la saveur de [ce] nectar si parfaitement inhérent au
non-savoir. Ceux qui expliquent les commentaires ignorent la purification au
sein du monde. (51. )
Là, l'intelligence se défait, la pensée succombe, l'orgueil vole en éclats.
Telle est la suprême kala identique à l'illusion. Pourquoi s'y lier par la méditation
? (53.)
Regardez, écoutez, touchez, mangez, sentez, marchez, restez assis, levez-vous,
[mais] renoncez au bavardage de la vie courante. Abandonnez la pensée, ne vous
écartez pas de l'Un. (55 )
Suprêmement libre d'être et de non-être, c'est en Lui que s'engloutit le monde
entier. Quand la pensée s'arrête, immobile, on se libère alors du cycle du devenir
! (59 )
Jouir du monde sensible, sans être pollué par le sensible, cueillir le lotus
sans toucher l'eau, ainsi fait le yogin qui repose à la racine [des choses]
: tout en jouissant du sensible, il ne se rend pas esclave. (64. )
Tant que le groupe des sens et du sensible ne meurt pas, l'acte fructifiera.
Tant que l'on ne voit pas où l'on est, peut-on résoudre [cette] énigme ? (67.
)
Celui qui s'adonne au vide et ne jouit pas [du monde] par des organes purifiés
est comme une corneille qui, s'envolant d'une barque, décrit des cercles au-dessus
d'elle et y retombe. (70. )
Ne t'attache pas au vide, considère comme semblables "ceci " et "cela". En vérité
même la balle [minuscule] de la graine de sésame cause inévitablement tout autant
de douleur qu'une épine. (75. )
En elle, il rend toute forme égale à l'espace infini, il affermit la pensée
elle aussi dans la nature propre de [cette] égalité spatiale, celui qui rend
sa pensée sans pensée se réjouit de la suprême nature propre du Spontané. (77.
)
Le Dieu est unique, mais il est révélé en de nombreuses traditions, étant perçu
selon le désir de chaque soi.(79. )
Le même à l'extérieur, le même à l'intérieur, fermement établi dans le quatorzième
monde (3), l'incorporel est celé dans le corps. Qui sait ainsi est libéré. (89
)
Les ensembles, les univers, les organes sensoriels et leurs domaines spécifiques,
ainsi que leurs modifications, voilà l'eau [du mirage]. Dans ces distiques toujours
nouveaux, comment y aurait-il quelque secret ? (92)
" C'est moi, c'est un autre ", conçoit-on. Dépouille ce lien qui rend captif
; c'est ainsi qu'on se libère soi-même. (105 )
Le bel arbre de la Conscience-sans-dualité s'étend avec ampleur sur le triple
monde.
Il fleurit en compassion, son fruit se nomme charité envers autrui." (107 )
(1) triple falsification : sujet connaissant, objet connu et connaissance
(2) le chameau qui ne cesse de s'agiter s'il est attaché, se couche si on le
détache.
(3) référence aux quatorze terres que franchit un bodhisattva